... Fatehpur Sikri ( suite 2 ) ...

Dhruv Shukla, écrivain de langue hindi, est l'auteur de romans, de nouvelles, et de poèmes. La courte nouvelle présentée ci-après est issue de la revue europe, dans laquelle près de 50 auteurs indiens ont participé, représentant toute les langues principales du pays. Cette histoire simple, pleine de tendresse, est empreinte d'une subtile et délicieuse irréalité.
Le Moulin
Il était aveugle.
Pour tout moyen de subsistance il ne possédait que son moulin. Il s'appelait Govind Babu. Sa soeur, veuve, demeurait avec lui et l'aidait au travail. Il se tenait sur une vieille chaise rouillée et, devant lui, pendait une grande balance avec laquelle il pesait blé et farine. Tout à côté s'entassaient les poids. Sa soeur s'asseyait toujours par terre, à proximité de la balance, le dos contre le mur du moulin. Lorsqu'un client survenait, elle se levait pour peser la farine. On l'appelait Tantine.
Parfois, les paupières closes, il se donnait de petites tapes et somnolait comme un enfant que sa mère tapote doucement au rythme d'une berceuse. Tantine portait des lunettes rondes. Lorsqu'il n'y avait pas de client, elle lisait un petit livre. Toujours le même depuis des années. Il y a comme ça des livres, petits à première vue, que l'on ne finit jamais de lire. C'était un livre de cette sorte. Et parfois, feuilletant les petites pages de son petit livre, elle s'endormait.
Govind Babu n'habitait pas très loin de son moulin. Il n'avait qu'à traverser la ruelle et grimper un petit escalier pour atteindre la rue principale du village. Govind Babu avançait avec lenteur. Sa canne blanche l'emmenait jusqu'à la porte de son petit logement. Il était toujours accompagné de Tantine.
Ils sortaient le matin très tôt et allaient s'asseoir dans le moulin où ils attendaient silencieux, l'arrivée du premier client. Ils causaient peu. Même si Tantine le regardait parfois sans parler, Govind Babu, l'aveugle, semblait entendre son regard muet et sympathique. Il se tournait vers elle et lui demandait: « Tu as dit quelque chose? » et, invariablement, elle répondait: « Mais non, je n'ai rien dit. »
L'après-midi, dans le moulin, on voyait des particules blanches de farine s'éparpiller un peu partout jusque sur la moustache de Govind Babu et sur le sari de Tantine. La moustache empoussiérée de Govind Babu le faisait paraître plus âgé qu'il n'était et Tantine devait épousseter son sari tous les soirs avant de fermer le moulin à clé.
Nos vies quotidiennes aussi sont pleines de tous petits grains invisibles. Ils s'accumulent sans cesse, sur toute chose, à chaque instant. On ne les voit presque jamais et soudain, un beau jour, on découvre partout une épaisse couche de poussière. On ne la voit descendre sur les choses que dans le rayon de soleil, qui s'insinue dans nos appartements par un petit trou, une lucarne de la toiture.
Dans la cour, au coucher du soleil, une fois le moulin fermé, les garçons du village s'amusaient tout autour à écrire leur nom sur le sol couvert de poudre de farine. Lorsque l'obscurité gagnait le village et que les premières étoiles apparaissaient dans le ciel, les mêmes garçons fumaient des cigarettes en cachette, car à leur âge c'était mal vu dans ce village traditionnel.
Les villageois n'aimaient pas l'idée d'avoir des meuniers comme locataires. Ils prétendaient qu'un moulin fait trembler la terre et qu'il affaiblit les fondations des maisons. Ce n'est pas tout de suite évident, mais un beau jour la maison s'effondre. Les voisins étaient hantés par la peur de perdre leur maison à cause des vibrations imperceptibles provoquées par le moulin. Ils ne l'entendaient jamais, alors qu'il tournait toute la journée, mais ils disaient sentir trembler les fondations de leurs demeures.
Pour renforcer leur croyance en la destruction inéluctable de leurs habitations, le moulin se dressait devant eux, en très mauvais état, comme une illustration de ce qui attendait les pauvres maisons à l'entour. Des tiges de bambou soutenaient le toit. Le plafond était envahi de toiles d'araignées couvertes d'une couche de poussière de farine si épaisse que l'on eût dit des filets de coton sale semés d'araignées vivantes ou bien mortes. Quand les clients entraient, les souris semblaient, de leurs trous, les observer avec méfiance. Pendant la mousson, le toit fuyait abondamment. L'eau ruisselait et goutte à goutte elle se mêlait à la farine, qui pourrissait sur le sol mouillé. On en sentait la puanteur partout jusqu'à la ruelle qui longeait le moulin.
Celui-ci était situé dans l'enceinte d'un vieux temple abandonné par les villageois et où se dressaient d'immenses statues de dieux aux yeux grands ouverts. Toutes étaient recouvertes de la poussière du moulin. Aucun prêtre n'officiait plus dans le temple et, devant le sanctuaire, dans la même enceinte, un vieux tailleur s'était installé avec une vieille machine à coudre. Il cousait dans le temple toute la journée et y dormait toutes les nuits.
La fille du tailleur jouait dans le même lieu tandis que son père travaillait. Avec des bouts de tissu que celui-ci rejetait, elle fabriquait des petites poupées ou des oiseaux. Elle remplissait parfois ces oiseaux de sciure trouvée ici ou là et l'on eût dit de vrais oiseaux, prêts à voler. De temps à autre ces faux oiseaux subissaient l'attaque d'oiseaux bien réels et ceux-ci finissaient par trouer les ventres gonflés, qui se vidaient de toute la sciure dont la petite fille les avait soigneusement bourrés.
Le tailleur faisait toujours des vêtements beaucoup trop grands. Les poches étaient si profondes que l'on ne parvenait pas à en tirer l'argent quand on en avait besoin. Les villageois se plaignaient sans cesse de ce que leurs vêtements n'étaient pas ajustés à leur taille, mais ils retournaient chez le vieux tailleur qui leur faisait des habits au meilleur prix.
L'après-midi, aux heures creuses, le tailleur et Govind Babu bavardaient librement.
Le tailleur avait fait les vêtements de Govind Babu. Tantine se plaignait sans cesse et répétait qu'ils étaient mal taillés. Le tailleur se justifiait : « Pour ce qui est de Govind Babu, il suffit que son corps soit couvert. Rien d'autre ne lui importe. » Govind Babu souriait de pareille logique. Pensait-il que les aveugles, comme lui, n'avaient pas le droit de porter des habits bien coupés ? Le tailleur poursuivait à demi fâché : « Je ne comprends pas pourquoi les clients sont si tatillons sur la coupe. Le vêtement sert à se couvrir. On ne doit éprouver la moindre gêne à le porter. Il doit être commode. Il faut que le corps se sente libre et non enchaîné comme un prisonnier dans un vêtement trop serré. Govind Babu, regardez le ciel ! Une seule fois ! Il enveloppe la terre entière comme le vêtement le corps. Et c'est bien commode. Le monde ne se sent pas du tout à l'étroit. Chacun lève vers le ciel des yeux émerveillés ! Voyez les saris que portent les femmes, comme ils sont commodes ! Et savez-vous, Govind Babu, pourquoi les dieux ont inventé le sari pour les femmes ? C'est parce que les femmes sont comme le ciel et que tout le monde lève les yeux vers elles pour les regarder. Il est bien dommage que les femmes modernes délaissent le sari et portent de petits morceaux de tissu, serrés, en guise de vêtement ! Une vraie catastrophe ! L'utilité première du vêtement qui est de couvrir le corps a disparu. L'emprisonner dans le vêtement, voilà le crime ! »
Un voisin vint s'asseoir à côté du tailleur et c'était le coiffeur du village. Il demanda : « Si tu es hostile aux vêtements modernes, pourquoi continuer d'en faire ? » Le tailleur répondait : « Parce que je me considère comme un connaisseur du vêtement. Je ne suis pas contre les femmes. Au contraire. Je les respecte beaucoup. Elles font tourner le moulin du monde. »
Le coiffeur plaisantait. Il demanda : « Comment prends-tu les mesures des femmes lorsqu'elles viennent te commander un vêtement ? » Le tailleur répondit : « Elles apportent un modèle. Si elles n'apportent pas de modèle, elles n'obtiennent rien de nouveau. Personne ne peut prendre la mesure des femmes. Celui qui s'y essaie se trompe et s'y perd. »
Govind Babu souriait et se donnait de petites tapes sur les genoux lorsque Laxmi, la mendiante arriva. Elle ne parlait presque jamais et portait son bébé comme toujours attaché sur son dos par une bande de tissu. Elle avait sa sébile à la main. Quand Tantine la voyait, elle y déposait un peu de farine. Et, lorsqu'elle n'était pas là, Govind Babu repérait du bout de sa canne un bidon de farine et en versait un peu dans la sébile lorsque Laxmi la soulevait jusqu'à toucher sa main.
Pour un aveugle, toucher c'est voir.
Et quand bien même ils faisaient tout pour l'éviter, un peu de poussière de farine et quelques grains de blé tombaient à terre. Attirés par l'odeur de la farine et du blé, les moutons du village venaient chaque jour au moulin. Grâce à Tantine qui veillait, ils ne parvenaient pas à dérober la farine des bidons, mais ils pouvaient lécher librement le sol enfariné, qui bientôt miroitait de salive.
Des oiseaux étaient venus faire leur nid entre les toiles du moulin et ils recueillaient les grains de blé tombés à terre, pour les oisillons impatients. Des petits parfois tombaient aussi à terre et Tantine les reposait doucement dans leur nid.
Le prêtre du plus grand temple du village veillait également aux destinées du petit où se trouvait le moulin. Il possédait un éléphant et circulait dans le village en sa compagnie demandant l'aumône. L'éléphant tendait sa trompe aux boutiquiers, aux colporteurs ou aux passants et chacun donnait, qui des fruits, qui des légumes, qui quelques sous, selon les moyens. Quand l'éléphant s'arrêtait devant le moulin, Tantine lui offrait de la farine ou du blé. Elle aimait bien les éléphants. Elle disait : « Malgré sa grande taille l'éléphant se promène lentement, paisiblement. Il mange ce qu'on lui offre. Il ne gêne personne. Mais pourquoi ses yeux sont-ils si petits ? »
Son frère répondait : « Les éléphants ont un troisième oeil : leur trompe ! Ils savent presque tout faire avec et n'ont pas besoin de grands yeux. »
Suspendue au dossier de sa chaise, la canne de Govind Babu tomba. Tantine la ramassa et la raccrocha au dossier. Puis elle commença à balayer les dépendances du moulin. Un jour soudain, en balayant, elle tomba morte.
Govind Babu connaissait le chemin qui menait du moulin à chez lui. Le soir, le dernier client le ramenait jusqu'à l'escalier qu'il devait grimper pour parvenir à la grande rue où se trouvait son logement. Il comptait ses pas et savait s'arrêter seul devant chez lui.
Le matin, on l'aidait à traverser la ruelle et il arrivait, sans peine, jusqu'à la porte. Ensuite il versait le blé dans la « bouche » du moulin et pressait le bouton de mise en marche. Il tâtait la farine du doigt pour en apprécier la finesse jusqu'à ce qu'elle soit à son idée. Il pouvait également peser la farine seul pour ses clients. C'était fatigant mais pas impossible. Il n'avait pas le choix. Il pouvait aussi compter son argent. Il reconnaissait les pièces de monnaie à leur taille, mais les billets lui posaient problème. Comment compter des billets sans voir ?
Quelques jours plus tard, Govind Babu engagea un domestique pour lui servir d'aide. C'était un jeune garçon du village. Il était malin. Il essaya de voler quelques sous dans la boîte où Govind Babu les rangeait, mais celui-ci gardait toujours son regard rivé sur lui et souriait. Le garçon avait peur de ce regard et de ce sourire, car il n'était jamais sûr que l'aveugle ne le voyait pas. Rongé par le doute, il ne parvint jamais à le voler. Il dévorait des yeux les jeunes clientes. Lorsque l'une d'elles venait pour un peu de farine il faisait ralentir le moulin pour qu'elle reste plus longtemps. Si les femmes ne résistaient pas, il était toujours prêt à s'amuser avec elles. Le moulin tournait lentement. À la fin de la journée, Govind Babu demandait pourquoi l'on avait gagné si peu, alors que le moulin avait tourné tout le temps. Le garçon se défendait en rejetant la responsabilité sur ses clientes. Elles insistent et prétendent que la farine n'est pas assez fine. Souvent, il faut tout recommencer.
Les clients se plaignaient souvent de ce que la quantité de farine qu'ils recevaient ne correspondait pas à ce qu'ils auraient dû obtenir pour le prix.
Mais Govind Babu se justifiait par de multiples comparaisons : « La lumière du soleil ne diminue-t-elle pas à la fin du jour ? Une bougie ne s'évanouit-elle pas en fumerolles invisibles au bout de quelques heures ? Et puis nos vies, ne se réduisent-elles pas à chaque instant ? Si tout cela est vrai, pourquoi la farine ne diminuerait-elle pas un peu dans le moulin ? Ce pauvre moulin qui tourne sans cesse pour nourrir le village, n'aurait-il pas le droit d'en manger un peu ? »
Et un beau jour, en même temps que sa vie, le moulin de Govind Babu s'arrêta.
J'aime ces contes merveilleux , apparemment naïfs , nourris de maints détails qui font leur expression , et qui sont empreints d'une grande sagesse .
Il est un peu long, mais je voulais le partager.